Les petites musiques qui habitent le dernier livre de l’écrivain et historien lausannois Roland Buti s’écoutent comme le lien invisible qui relie les destins épiques de ses personnages avec l’histoire industrielle mouvementée du vallon de Sainte-Croix, connu comme « le balcon du Jura vaudois ». Rocco, ouvrier italien récemment immigré et mécanicien apprécié des usines Bolex, veuf, élève comme il peut son fils Ivo, quand il fait la rencontre, rocambolesque et très cinématographique, d’une jeune femme d’origine tchèque, larguée par les siens dans les rues enneigées de Sainte-Croix. De ce couple improbable naîtra Jana, enfant puis jeune fille au caractère imprévisible et qui, très vite, se révélera « pas comme les autres » et donc dérangeante. Ses envies de liberté débridée et de communion avec la nature, la conduiront rapidement au ban de la petite société montagnarde qui ne tolère aucun obstacle dans les rouages de sa mécanique sociale. En Suisse, dans les années 1960, se comporter différemment des autres peut générer de lourdes conséquences. Après moult péripéties, Jana subit le fameux internement administratif réservé aux éléments asociaux, décrété sans jugement ni motivation explicites par quelques notables tout puissants et bien-pensants.
Le récit de Roland Buti est aussi ciselé, précis et harmonieux que les automates à musique et autres bijoux industriels issus des ateliers mécaniques de la région du Nord vaudois. Les hivers rudes et exigeants des années 60-70, les conflits sociaux qui interviennent dès le début du déclin industriel et l’ensemble des détails, sensations visuelles et olfactives sont déclinés avec un talent remarquable. Pour celles et ceux qui auraient connu ou côtoyé ces lieux et cette époque, la lecture des « Petites musiques » les feront embarquer dans une machine à remonter le temps d’une justesse déconcertante. Et pour tous les autres, un moment de lecture d’une grande beauté, sensuel et émouvant.
